L’Observatoire de la vie au travail et fier de vous annoncer le lancement d’une nouvelle étude nationale visant à construire un questionnaire de mesure de l’engagement pour la protection de l’environnement et de son impact sur la sphère professionnel. Cette étude cherche à répondre à cette question de recherche : En quoi le collapse influe sur l’engagement des travailleurs – pour la politique « développement durable » de leur employeur, en réponse à des incitations visant à produire des écogestes)- jusqu’à provoquer des ruptures professionnelles radicales comme le retour à la terre ?
Contexte : quel engagement face au collapse (effondrement du monde) ?
Réchauffement climatique accroissant les températures de 2°C au mieux voire de 8°C pour les hypothèses les pires ; méthanisation accélérée de l’atmosphère du fait de la fonte des glaces avec un effet de serre vingt-huit fois plus puissant que le CO² ; absorption du CO² des océans est à 70% moins efficace qu’au début de l’ère industrielle provoquant son acidification ; sixième extinction massive causant notamment la disparition de 80% des insectes en trente ans, supposant leur éradication totale dans moins d’une décennie si rien n’est fait…
La question n’est plus de savoir si le collapse va arriver mais quand. La prise de conscience que celui-ci est non seulement possible mais proche est un véritable trauma pour le citoyen lambda. Ce collapse n’est plus une vague perspective faite d’une succession de chiffres abstraits, il se conscientise au travers de faits concrets qui envahissent de plus en plus les médias et les jardins : phénomènes climatiques extrêmes qui entrainent la destruction brutale de l’habitat et de l’écosystème environnant (inondations destructrices ou assèchement des réseaux hydriques, etc.) ou mutation rapide de la biodi-versité de proximité (disparition massive des abeilles dans les ruches, apparition de parasites issus de régions exotiques qui dévastent les cultures, etc.). Les arguments des climatosceptiques sont de moins en moins audibles face à l’accumulation des faits, la posture « not in my backyard » devient intenable.
Variété des attitudes : de la collaspophobie à la collapsosophie
Ces phénomènes qui touchent l’environnement ont des répercussions systémiques sur la vision du monde des habitants de la planète. Il ne s’agit plus de constater quelques faits isolés, sans conséquences graves. Alors que les événements étaient jusqu’à peu pointés séparément, le discours collapsologique, qui s’appuie sur des recherches scientifiques éparses, montre que ces phénomènes sont systémiques. Un effet boule de neige est à craindre, non pas seulement sur l’environnement mais sur les activités humaines elles-mêmes qui les ont provoqués, voire sur la pérennité de l’humanité. Catastrophe énergétique, financière, alimentaire, de gouvernance, d’approvisionnement… Autant de catastrophes probables à venir qui suscitent la crise existentielle de la finitude qui se décline en deux extrêmes : la collapsophobie (refouler, dénier, mettre à distance l’angoisse de finitude causée par le collapse), la collapsosophie (assumer le collapse et vivre avec).
Le triple processus résultant de la prise de conscience de l’effondrement du monde
Revenons à cette prise de conscience qui aboutit à l’angoisse de finitude, à la fois eschatologique, collective et individuelle, qui engendre un triple processus.
- D’abord, celui du deuil (Kübler-Ross, Fauré), qui après le choc initial de la prise de conscience, va faire passer la majorité des individus par différentes étapes d’états émotionnels puis de résilience psychique progressive, excepté pour ceux qui basculent dans les troubles de l’humeur chronique de la dépressivité ou plus rarement dans des pathologies mentales plus graves (décompensation psychotique).
- Parallèlement, l’univers cognitif étant bouleversé par ce nouvel apport d’informations à forte charge émotionnelle, la représentation du monde en est profondément affectée: la fin du monde parait tangible même si elle est trouble, réactivant l’angoisse de finitude sous un nouvel angle, à dimension plus eschatologique. Un processus de reconfiguration noétique (métanoïa) de la vision du monde se met alors en place pour gérer le reste de l’existence (la sienne, avec autrui, dans le monde).
- Enfin, un processus de reconstruction de l’action se met en place pour agir de façon appropriée, individuellement et/ou collectivement. Plusieurs scenarii sont possibles comme l’inaction volontaire ou l’action qui semble vaine. La présente recherche s’intéresse à deux populations : 1/ les salariés, en interaction avec les sollicitations d’écogestes de leur employeur qui les incitent avec des “nudges“ (incitations) environnementaux ; 2/ ceux qui ont choisi une rupture radicale dans leur trajectoire professionnelle, comme celle du retour à la terre avec des modes de production alternatifs (permaculture), parce qu’ils ont cessé de croire aux injonctions de performance et de croissance continues de leur employeur.
Les trois niveau d’analyse méthodologique : noétique, psychologique et comportemental
Se dessinent ainsi trois axes d’analyse méthodologique :
- Axe 1, sphère noétique: il concerne la gestion cognitive et attitudinale des informations relatives à l’impact des activités humaines sur l’environnement. Ces informations percutent les représentations que l’individu s’était construites dans son travail ou chez son employeur, pour peu que ces deux derniers jouent un rôle direct ou indirect, objectivement ou pas, dans le collapse. Il s’agit de comprendre les représentations et attitudes en présence qui jouent un rôle dans la prise de conscience et la métanoïa qui débouche sur la rupture professionnelle, plus ou moins forte. Cette compréhension s’effectue, dans le cadre de la présente recherche, par une analyse herméneutique dans le cadre d’entretiens en face à face. Cette analyse qualitative est mise en regard avec une approche quantitative telle que décrite dans les deux axes qui suivent.
- Axe 2, sphère psychique: la gestion émotionnelle du trauma, qui s’apparente à un travail de deuil (deuil que le monde ne sera plus le même qu’avant la prise de conscience du collapse), aboutit à un état d’humeur global stabilisé. Il s’agit de comprendre comment l’individu gère émotionnellement ces informations, tout au long du processus de résilience, si résilience il y a, durant ou après le processus de deuil. La modélisation de cet état d’humeur, formalisé simplement par un continuum avec deux extrêmes (pessimisme vs optimisme), mesuré quantitativement, est combiné avec l’axe 3 qui suit.
- Axe 3, sphère physique: la gestion comportementale post-trauma qui révèle ce que l’individu a décidé de faire concrètement, fort de sa conscientisation de l’effondrement. Comment agir de façon appropriée, alors que le monde va s’effondrer, puis-je avoir un rôle efficace, seul ou avec autrui ? Nous nous intéressons plus particulièrement aux actions conduites dans la sphère professionnelle et aux nouvelles dynamiques qui s’y instaurent : des écogestes pour diminuer l’impact environnemental de l’employeur jusqu’à la rupture professionnelle radicale comme le retour à la terre et l’intégration de nouvelles formes de production (comme les communaux collaboratifs). Nous évaluerons le locus de contrôle, pour savoir en quoi l’individu pense qu’il a une influence possible sur son environnement.
Vers une modélisation en 4 sociotypes
La modélisation de cet agir, formalisé simplement par un continuum avec deux extrêmes (passif vs actif), combiné avec le continuum de l’axe 2, permettra de révéler une modélisation en quatre sociotypes :
- Le pessimiste passif est celui qui pense que tout est « foutu », qu’il n’y a plus rien à espérer ni à faire, qu’on ne s’en sortira pas ; à quoi bon agir ? Son locus de contrôle est externe.
- L’optimiste passif quant à lui pense qu’il n’a pas lieu de s’inquiéter de l’effondrement à venir ; les scientifiques vont bien trouver une solution, le progrès technique étant ce qu’il est, les problèmes vont être résolus par une réponse technologique, on peut continuer à vivre en l’état (éco-myopie). Son locus de contrôle est également externe.
- Le pessimiste actif a intégré l’imminence du collapse. Il a bien compris qu’il allait se produire et il s’y prépare individuellement tant pour en éviter certaines de ses composantes ou en atténuer d’autres. C’est le cas des survivalistes qui préparent un abri bourré de vivres ou qui font des stages de survie. Il ne pense qu’à lui, ne croit pas en l’action collective. Son locus de contrôle est interne.
- L’optimiste actif, a lui aussi intégré le collapse. Il agit avec autrui car il pense que l’action collective vaut mieux que le repli sur soi. Il se prépare à vivre plutôt qu’à survivre dans le monde qui arrive. Son locus de contrôle est interne.
Perspective : en quoi le collapse fait peur (collapsophobie) ou donne un sens nouveau à la vie (collapsosophie) ?
Cette étude a pour ambition de contribuer à une phénoménologie du travail qui vise à réunir approche causale et approche téléologique, pour sortir du réductionnisme psychosomatique. En effet, l’homme ne travaille pas seulement parce qu’il doit assurer sa subsistance comme la fourmi (causalité). Il travaille aussi pour donner forme à une idée de lui-même comme sujet travailleur, plus en puissance qu’en acte, idée souvent confuse, parfois inaccessible mais qui donne sens à ce qu’il fait, en plus de contribuer à donner du sens à sa vie (téléologie). Homme-projet de lui-même, il est la « matière de son agir » (Hegel) : il fait son travail comme son travail le fait. Mais la matière mentant moins que l’esprit du fait que le « réel résiste », il doit consentir à ce que la forme ne puisse pas être aussi conforme que l’idée de soi initiale. L’idéal de soi se confond alors fréquemment à une certaine illusion de soi qui doit s’adapter à la résistance du réel, au fil du parcours professionnel. Quand le réel résiste jusque à le faire souffrir, la démarche d’analyse causale étiologique des troubles ne suffit pas – même si elle est absolument nécessaire – pour traiter les conséquences physiques et psychiques. Quid des conséquences noétiques, quid de la crise de sens, quelle téléologie de soi l’a suscitée ?
Il convient donc de dépasser les « états d’âme » émotionnels causés par le collapse en les englobant avec les stratégies d’action pour comprendre comment l’individu déconstruit et reconstruit sa vision du monde – et donc le futur de sa trajectoire professionnelle –, du fait de son intentionnalité (Husserl) avec l’effondrement. Ces états d’humeur ne traduisent ainsi pas à eux seuls durablement l’orientation de la décision vers la rupture radicale de la trajectoire professionnelle. Pour en saisir le sens, il faut questionner la sphère noétique où siègent les croyances : normes, valeurs, représentations. Tous ces construits cognitifs et attitudinaux viennent étayer la vision du monde du travailleur et donnent du sens ou du non-sens à ses actes. Ainsi, le phénomène homme au travail doit aussi s’appréhender comme « herméneutique du sujet » (Foucault), comme possibilité donnée de passer du statut de “travailleur-pensé“ (Rouquette) par le taylorisme au “travailleur-penseur“ de l’existentialisme, en capacité de penser sa vie et de vivre sa pensée (Socrate), en interprétant le sens de son agir, par lui et pour lui, au travail et hors travail, sans qu’il en soit exproprié.
Favoriser un certaine herméneutique du sujet pour retrouver du sens au travail
Face à la crise noétique que représente le collapse pour le travailleur pris dans la toile des rouages de telle organisation qui ne lui permet pas de se réaliser par son travail, l’approche du courant de la psychothérapie existentielle favorise la conduite d’une certaine herméneutique du sujet. En interrogeant les cinq angoisses existentielles génériques valant pour tous, en commençant par la question de la finitude, ce courant propose une analyse facilitant le dépassement des crises noétiques et la réappropriation authentique de sa téléologie, par soi-même et pour soi-même, visant un alignement entre ses valeurs et ses actes, en favorisant une certaine désaliénation du capitalisme en général et de l’employeur en particulier. Ce qui est visé est une pleine metanoïa : une conversion du regard, un changement d’état d’esprit, un élargissement du champ de conscience qui offrent de reconsidérer ce qui fait sens et non-sens, à l’aune de l’idéal de soi et des valeurs auxquelles on se réfère, offrant au sujet de ne plus subir son destin (travailler parce qu’il faut bien gagner sa vie) mais de le choisir (travailler pour sauver la planète). Voici succinctement présenter les cinq grandes angoisses existentielles, contextualisées au monde du travail et au collapse comme toile de fond :
- Angoisse de finitude : « un jour, je vais mourir, d’autant plus vite que le monde s’effondre.»
- Angoisse d’incomplétude : « aurai-je fait ce à quoi j’aspire, notamment par mon travail ?»
- Angoisse de solitude : « vais-je y arriver par moi-même ou vais-je être déterminé, aliéné par autrui ?»
- Angoisse de responsabilité : « Oserai-je faire les bons choix pour y parvenir, vais-je les assumer ?»
- Angoisse noétique : «A supposer que j’y (je n’y) parvienne (pas), quel sens aura eu ma vie professionnelle, voire ma vie tout court ? Aurai-je réussi à m’adapter au collapse, à le ralentir, seul, ou avec autrui ? »
Pierre-Eric SUTTER, mars-lab, Observatoire de la vie au travail
sutter@mars-lab.com
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Mots-clés : collapse (effondrement du monde), crise existentielle, angoisse de finitude, rupture professionnelle, locus de contrôle
Axe principal : Evaluer les conséquences de la prise de conscience de l’effondrement du monde sur l’état émotionnel et l’engagement (éco-gestes, rupture professionnelle)
Motifs et enjeux : Cerner en quoi les angoisses sous-jacentes au processus de prise de conscience de l’effondrement du monde engendrent différentes attitudes (pessimisme vs optimisme) entrainant des modalités d’engagement différenciées (passivité vs activisme) qui influent sur le sens que le travailleur trouve à son travail et déterminent son engagement professionnel pour ou contre son employeur et le poussent jusqu’à des ruptures radicales quant à sa trajectoire professionnelle (retour à la terre pour les plus marquants avec des modes de production alternatifs au capitalisme, cf. les communaux collaboratifs)
Problématique, hypothèse(s) ou questions de recherche : L’état émotionnel, les attitudes et la modalité d’engagement issus de la conscientisation du collapse permettent de prédire des comportements plus ou moins éco-responsables (gestes pour l’environnement) au quotidien voire sur la trajectoire professionnelle. Hypothèse : plus la personne est pessimiste, moins elle s’engage concrètement pour l’environnement, plus elle est passive voire elle bascule dans l’inhibition ou la dépression. A l’inverse, plus la personne reconstruit un optimisme pour le présent et l’avenir, malgré le collapse à venir, plus elle est engagée pour le développement durable (activisme, éco-gestes) et plus la probabilité est forte qu’elle opère un changement radical dans sa trajectoire professionnelle.
Positionnement épistémologique : psychologie (psychologie clinique, psychologie cognitive, psychométrie, psychologie sociale), philosophie (herméneutique, existentialisme), économie comportementale (éco-gestes “nudges“).
Cadre théorique et méthodologique : approche psychométrique quantitative, approche psychosociologique quantitative et qualitative, approche clinique qualitative herméneutique.
Fil conducteur, éléments de résultats de recherche : Construction d’une échelle psychométrique, étude psychosociologique, entretiens semi-directifs, cas cliniques issus de psychothérapies, analyse herméneutique.
Principaux repères bibliographiques : Meadows, Servigne, Chefurka, Thaler & Sunstein, Fauré, Frankl, Yalom, Rotter.